J’ai lu tellement de livres sur Tosca que je pourrais le parcourir les yeux fermés, as-tu dit avant même de poser le pied sur le tableau de bord.
Tu vas en ressortir folle, t’a dit ta mère. Tu as bien vu ce qui est arrivé au fils des Flores, le voisin de ta tante Laura. Il sort plus de sa chambre.
Moi je pourrais pas, t’ont dit tes amies.
Reviens-nous vite, t’a dit ton frère.
Il faut que tu révises encore, t’a dit ton ex.
Ton ex. Ton compagnon d’entraînement. Vous aviez imaginé vous inscrire ensemble, réunir vos talents pour combattre la monarchie de Tosca, seule façon de battre le jeu.
Toi, soi-disant l’experte en matière de règles de jeu, tu quittes cette relation sans respecter la moindre règle humaine, t’avait-il écrit. Tu me laisses dans la misère de ton silence. As-tu déjà oublié ce que tu me disais, enroulés dans ces quatre draps sous le châtaigner de cinq-cents ans; bras, jambes, racines et langues nouées ? Tout ça c’était du faux ? Quand tu me disais que notre flux n’était qu’un, nous deux dans les flancs de la cascade, engloutis par les caresses violentes des courants et de la mousse verte ? Tu me laisses, comme si tu étais morte, dans un deuil incompréhensible ?
Comment parler de la mort avec lui. Comment dialoguer avec un narcissiste qui maîtrise le langage. Il prend tes mots, les actuels, les anciens, ceux que tu as prononcés il y a des années, ceux que tu as prononcés dans un autre moment, ceux qui te sont sortis comme ça, les mots secrets et les mots publics, et il les sculpte en sa faveur en de petites épées qu’il te lance aux yeux. T’aveugler, impérativement. Impérativement, afin de te manipuler, de te caresser de la tête au cul et de te dire ne t’inquiète pas, je suis là, nous sommes deux naufragés récupérant notre souffle sur un même radeau. Et alors tu te sens faible et accompagnée, et il se sent fort dans ta faiblesse et faible et confortable quand tu te récupères et que tu lui dis que tu es là pour lui, que tu lui demandes qu’il te pardonne de l’avoir fait souffrir par ton existence.
Tu préfères être perdue, seule, assoiffée, enfermée dans un monde virtuel sans limites que vivre dans cette réalité, prise dans un jeu où tu n’es qu’une bête de foire dans le cerveau de ton ex et par extension, dans le tien. Comment couper avec cette fusion que tu as alimenté pendant tant d’années ? Cette fiction mêlée de réel, fiction d’horreur ornée des paillettes du sexe et de la chaire juteuse de ses mots ?
Un bruit de forêt te ramène du passé au présent, d’un morceau de fiction sur Terre à la fiction sur Tosca. Qu’entends-tu ? Un cerf ? Un humain avec des sabots de cheval ? Des lames de tes ongles, tu tailles les branches qui te séparent du galop. Si tu as voulu jouer c’est parce que le concept t’avait fasciné. Un monde où la mort n’existe pas. Le jean que tu portes respire, le soutien-gorge, la culotte, la chemise, les chaussettes. Les branches amputées se transforment en serpents. Mutation instantanée, sans sursis, cycles accéléré.
Derrière les branchages, au lieu d’un animal tu trouves un trou, un toboggan éclairé. Que risques-tu en t’y jetant ? De tomber au fond d’un puits duquel la mort ne viendrait te tirer ? L’excès de réflexion mène droit à l’échec : premier précepte dans le livre de conseils de Tosca. Le chute dure, perdure, tu as le temps de te dire que si le toboggan est lui aussi vivant, tu glisses probablement le long de la gueule d’un monstre, tout droit vers les gaz et l’enfer de son estomac. Ce n’est pas un œsophage, non, l’eau dans laquelle tu tombes est fraîche, il y a du courant, tu te laisses porter et en ouvrant les yeux tu découvres des arbres rouges et oranges ; leurs feuilles, des êtres en interaction, parlent le langage du vent et quand elles se frôlent éclatent dans un scintillement de rires.
L’eau froide annule les effets du bouillon du découragement. Maintenant tu comprends, il était empoisonné. La vieille marchande de chaussures ? La pré-pubère qui dansait dans le restaurant ? Le cuisinier, celui qui t’a raconté sa vie sur Terre ? Non, ça ne peut pas être lui. Tu as senti pour lui une empathie que tu n’avais jamais éprouvé dans le jeu. Vous avez parlé de deuil. Lui, celui de son frère, toi celui de ton père. Une empathie qui est peut-être connue de tous ici dans ce jeu sans mort. Tu sors de l’eau et sur le sable moelleux, tu te dis :
J’ai besoin d’écrire, de mettre mes idées au clair.
Aux endroits où tu t’appuies, le sable change de couleur et se met à sentir la lavande. Avec ton ongle-lame tu écris sur le sable. Au fur et à mesure qu’elles acquièrent du sens, les phrases gonflent et s’incarnent en des fourmis effrayées, te fuyant, détruisant ton message. Après quelques secondes à déambuler frénétiquement, elles se retrouvent, s’organisent et entament leur fourmilière. Tu les regardes s’organiser, avec leurs corps pour outil, leurs corps comme autant de membres d’un corps plus grand, flexible, des cerveaux connectés. C’est ça ce qu’il te faut. T’unir avec tes adversaires, ne former plus qu’une seule et même force d’opposition contre la reine.
Comment éveiller l’empathie chez les autres ? Comment leur écrire ? Tu te dis, la parole. Chantée. Tu avales des oiseaux pour absorber leur talent et commences petit à petit à composer ta chanson dans ta tête. Marcher active ta pensée. Tu réalises ton expédition sous des soleils mauves et des lunes bleues vers le point le plus élevé de Tosca, vers la bosse du chameau géant.
Après une nuit passée à fredonner, tu aperçois au loin la naissance d’un soleil vert. Le signe que tu attendais. Tu aspires la rosée du paysage et l’expires dans un chant, dans la mélodie de ces dizaines d’oiseaux mastiqués.
Ton hymne réveille les gens. Impossible de contrôler l’accueil qu’ils réservent à tes mots, ces choses vivantes, indépendantes de toi, se transforment selon l’oreille qui les reçoit, tantôt en rats tantôt en anges. La révolution éclate, tous réclament la tête de la reine ; sur la place face à l’église des neuf déesses une assemblée, la masse humaine convulse déterminée. Sidérée, tu observes le spectacle depuis ta montagne, une dame se porte volontaire comme bourreau, les cris d’approbation de la foule retentissent, section, la tête roule au milieu de la foule, en s’épaississant le sang se métamorphose en deux énormes ailes, rouges, vivantes. Au milieu de la foule, l’on tente de s’en saisir mais la tête de la reine s’envole déjà vers le haut de la bosse de l’artiodactyle, vers toi, et pose sur tes lèvres le baiser qui te ramène sur Terre.
traduit de l'espagnol vers le français par Ashley Molco Castello